LE
FAMEUX RIFLE MATCH DE 1874 A CREEDMOOR
Traduction d’un article de Bob SMITH paru dans D.G.W. Blackpowder
Annual 1987
Creedmor – 1874 : L’histoire incroyable et
fascinante de la première victoire de l’Amérique dans un concours de tir
international. L’année 1874 servira de repère pour le tir de compétition en
Amérique, parce que, voyez-vous, les Etats Unis étaient brusquement devenus la
vedette du tir international, et cet événement impressionnant aura bientôt
prouvé que l’Amérique était capable de se battre à un niveau de compétition
mondial.
« Aux tireurs d’armes d’épaule des Etats
Unis…» Ces mots furent le premier contact de
l’Irish Rifle Team aux tireurs américains pour un challenge international
en 1873. Le Major Arthur B. LEACH, capitaine de l’équipe du Irish Rifle, avait
lancé le défi « aux tireurs d’armes d’épaule des Etats Unis » par une
annonce dans le New York Herald, pour tirer un concours en Amérique et
créer un championnat du monde ! La période des années 1800 est remplie
d’histoires d’armes à feu, de chasse, et de tir, pour ce pays relativement
jeune qu’était l’Amérique. Les armes à feu avaient été des outils de tous les
jours pour les premiers colons, le tir à la cible était déjà devenu une
tradition américaine, et l’adresse était une qualité que les Américains
admiraient et à laquelle ils aspiraient. On apprenait aux femmes à se servir
d’une arme pour l’auto-défense, on enseignait aux jeunes garçons les rudiments
du maniement des armes en toute sécurité, et on les éduquait constamment pour les
perfectionner en matière de précision dans leur façon de tirer. Pour le tireur,
pour le chasseur, ou pour l’amateur d’armes, c’était vraiment là une époque
formidable pour y vivre et en faire partie. Entre-temps, de l’autre côté de
l’Atlantique, les tireurs puristes en costume des îles britanniques se
mesuraient depuis de nombreuses années dans des compétitions à longue distance.
Les Anglais avaient un excellent stand à 1000 yards à Wimbledon, qu’ils
utilisaient régulièrement, et en 1862, les Britanniques remirent le Elcho
Shield Trophy comme récompense aux Ecossais pour avoir gagné le concours. Ce
match à longue distance, qui devint un événement sportif annuel fameux, se
jouait à 800, à 900 et à 1000 yards. Le vainqueur se voyait décerné le Elcho
Shield Trophy et le titre de Champion des Iles Britanniques.
Avant 1865, on avait refusé a l’Irish Rifle Team
le droit de participer à Wimbledon, parce que l’Irlande était à cette époque en
rébellion contre la Couronne. Pourtant, en 1865, les Irlandais furent invités à
la compétition. Ils acceptèrent et présentèrent ensuite une équipe chaque
année. En 1873, l’équipe du Irish Rifle Team ne réussit pas non seulement à
remporter le Elcho Shield Trophy, mais atteignit un tel score contre
l’Angleterre et l’Ecosse, qu’elle exprima l’opinion publique en disant qu’elle
était peut-être la meilleure du monde ! Ce n’était pas là une simple
petite déclaration, car les matches de Wimbledon étaient considérés par
beaucoup comme les démonstrations d’habileté les plus importantes du monde. En
effet, on considérait souvent ouvertement un vainqueur à Wimbledon comme le
champion du monde anglophone. C’est pourquoi, l’équipe irlandaise pensait que,
si elle devait être LA championne du monde, il lui fallait lancer un défi aux
tireurs américains et en sortir victorieuse. En 1873, la N.R.A. ( National
Rifle Association of America ) n’avait que deux ans et n’était manifestement
pas présente sur la scène des tireurs internationaux, car les Irlandais ne
savaient même pas à qui adresser leur défi officiellement. C’est pourquoi, le
Major LEACH, ignorant l’existence de la toute nouvelle N.R.A., fit placer une
annonce dans le journal New York Herald, dans l’optique d’un effort sincère
pour attirer l’esprit sportif de l’Amateur Rifle Club de la ville de New York.
La N.R.A., apparemment froissée, ignora le défi, mais l’Amateur Rifle Club,
dans un élan audacieux, l’accepta en Février 1874. Les bases étaient donc en
place pour le premier match international à l’arme longue aux Etats Unis
d’Amérique. Les modalités du match et l’ordre de tir étaient les
suivants : Les équipes irlandaise et américaine seraient composées chacune
de six tireurs. Les tirs s’effectueraient en quinze coups pour chaque équipier,
de 800, 900 et 1000 yards, à un endroit et une date à déterminer par l’Amateur
Rifle Club de New York. Le recul est bien sûr un merveilleux chroniqueur dans
l’histoire, et cet événement mondial, vu selon nos standards actuels, nous
donne un aperçu précis sur l’esprit colonial, sinon la ténacité américaine des
premiers jours. Car voyez-vous, les tireurs qui acceptaient le défi de l’Irish
Rifle Team n’étaient en fait qu’un mélange de purs amateurs issus d’un club de
moins de soixante-dix membres, et aucun d’eux n’avait jamais tiré à 600 yards
ou plus loin !
En effet, l’année précédente ( 1873 ), le club
n’avait tiré que cinq matches à juste 500 yards ! En plus d’un manque
d’expérience, de matériel et de réputation en longue distance, les américains
avaient encore à choisir l’équipe de leurs représentants nationaux.
Rappelez-vous, le match n’était loin que de sept mois ! La presse s’empara
immédiatement de l’affaire et s’empressa de tenter de tourner l’événement en
ridicule. Il faut garder à l’esprit qu’il y avait beaucoup d’immigrants
irlandais en Amérique à cette époque, et leur fierté nationale dépassait de
loin leur restants de patriotisme. Dans leur idée, il n’y avait aucune
possibilité que l’équipe américaine, dont les membres restaient à choisir, pût
vaincre la grande équipe de tir irlandaise. Après tout, les membres de l’équipe
irlandaise étaient des tireurs internationaux confirmés, et ils venaient juste
de gagner contre les meilleurs tireurs à longue distance d’Angleterre et
d’Ecosse. En plus de cela, l’équipe irlandaise tirait avec des armes fabriquées
par l’un d’eux, le fameux John RIGBY. Ces superbes carabines, en calibre .45,
étaient équipées d’excellents dioptres réglables à vernier pour la hauteur et,
à l’avant, de guidons sous tunnel d’une très haute qualité. Vraiment, les
carabines Rigby étaient considérées comme les meilleures armes de match du
monde à l’époque. Tous ces ingrédients, issus de compétitions à l’étranger,
venaient s’ajouter à un niveau d’adresse pour le moins impressionnant, et
semblaient vouloir indiquer que les tireurs étaient supérieurs.
Si l’esprit de fraternité des tireurs américains
fut intimidée par le bagage impressionnant de l’équipe irlandaise, son
agressivité et son sérieux ne le montrèrent certainement pas. Mais, comme pour
rendre l’événement encore plus difficile, l’équipe de l’Irish Rifle Team posait
quelques conditions avant d’entreprendre son voyage à travers l’Atlantique.
Premièrement, l’équipe américaine devrait utiliser des armes fabriquées en
Amérique. Deuxièmement, tous ses membres devraient être des citoyens Américains
nés en Amérique. Et troisièmement, l’équipe des Etats Unis devrait avancer la
mise de 100,00 Livres Sterling, soit 500,00 Dollars Américains, en dépôt légal
comme assurance que l’équipe irlandaise rencontrerait bien les meilleurs
tireurs d’Amérique. L’un après l’autre, toutes les conditions du défi furent
remplies pat les américains. La firme E. Remington & Sons fut d’accord pour
fabriquer des carabines de match capables de précision constante à longue
distance, pour la moitié de l’équipe américaine. En plus de cela, elle accepta
de faire don de la moitié des 500,00 $ réclamés pour l’enjeu. La firme Sharps
Rifle Company accepta également de fabriquer et fournir à la moitié de l’équipe
américaine les meilleurs carabines que ses ateliers pourraient le faire et,
comme Remington, elle ferait également don de la moitié de la mise de 500,00 $.
Pendant tout le printemps et l’été de
1874 , on procéda aux sélections et l’équipe américaine fut formée. Les
six membres de l’équipe des Etats Unis furent : Henry FULTON, G.W. YALE,
John BODINE, H.A. GILDERSLEEVE, L.L. HEPBURN et T.S. DAKIN. Le 26 Septembre
1874 fut la date choisie pour le prestigieux événement sportif. Le match se
tirerait sur le stand de Creedmoor, sur Long Island. Creedmoor était plutôt un
pâturage, en comparaison de Dollymount en Irlande, où l’équipe irlandaise
tirait habituellement. La législation de New York de 1871 autorisait l’achat et
la construction par promulgation et publication de l’acte. L’Etat de New York
acheta le terrain, la National Rifle Association finança cinq mille dollars
pour la construction du pas de tir, et la municipalité des villes de New York
et de Brooklyn contribuèrent chacune aux dépenses. Le Général George WINGATE
fut chargé de la conception et de la supervision de la construction du pas de
tir, pour lequel on s’inspira du stand de Winbledon en Angleterre. Le stand de
Creedmoor, âgé de seulement deux ans, serait donc ainsi le premier en Amérique
où se tirerait un match international.
Les frères REMINGTON confièrent à leur très
compétent Mr. HEPBURN la fabrication d’une carabine pour la longue distance.
Lewis L. HEPBURN était le directeur général du service technique, il était
aussi un tireur de grande renommée, et il était appelé à devenir l’un des
membres de la première équipe américaine à Creedmoor. Comme base pour la
carabine de précision Remington, HEPBURN choisit le fameux système à bloc
roulant. Il conçut également une combinaison de guidon sous tunnel réglable en
latéral pour le vent, et d’un dioptre à vernier à l’arrière. Ces carabines de
tir Remington « Rolling block » furent mises en bois avec une crosse
munie d’une poignée pistolet pour améliorer la tenue à longue distance. Ces
accessoires, combinés à l’excellent mécanisme du bloc roulant de HEPBURN,
donnèrent une carabine de tir de précision d’une extrême qualité.
Plus tard, la firme Remington & Sons lui
donnerait le nom de « Carabine Remington Creedmoor ».
La contribution de la firme Sharps Rifle Company
à la première épreuve de tir internationale de l’Amérique se matérialisa dans
la carabine Sharps Modèle 1874, ce qui en fait était une fausse appellation
puisque l’arme avait été mise sur le marché en 1871. Cette arme avait surtout
été utilisée par les chasseurs de peaux dans l’Ouest. Les chasseurs de bisons
connaissaient sa précision pour le tir à moyenne distance, et ils lui donnèrent
une telle réputation qu’en 1876, le sobriquet de Old Reliable ( « La
vieille sur qui on peut compter à tous les coups » ) fit partie des
marquages sur le modèle « 74 Sport ». Comme la Remington, la Sharps
était chambrée pour la cartouche de calibre .44, chargée de 90 à 100 Grains de
poudre noire sur une balle de 550 Grains légèrement durcie, probablement à 1
pour 50, avec une douille rallongée de deux pouces et quart à deux pouces cinq
huitièmes pour pouvoir contenir le supplément de charge. La carabine Sharps
Creedmoor était une superbe pièce de tir, pesant dix bonnes livres, avec un
canon de trente quatre pouces équipé à l’avant d’un guidon sous tunnel et d’un
niveau à bulle. A l’arrière, le dioptre à vernier était réglable jusqu’à 1300
yards. Pour compléter le tout, la détente de la carabine Sharps était nette,
partant à exactement trois livres.
Les carabines destinées à cet événement furent
livrées aux compétiteurs au début du printemps de 1874. La révélation au public
de ces carabines Creedmoor spécialement faites, attira toute une volée de
critiques car, voyez-vous, ces armes que l’on venait de faire se chargeaient
par la culasse ! La plupart des tireurs des années 1800 étaient persuadés
que seule une arme se chargeant par la bouche serait capable d’atteindre le
summum de la précision, si nécessaire au tir de compétition à longue distance.
Dans cette période de l’histoire, les armes se chargeant par la culasse étaient
une nouveauté pour les tireurs conservateurs et, franchement, on ne les
acceptait pas sur le pas de tir comme quelque chose de vraiment fiable en
matière de précision.
Faisant fi des railleries, des sarcasmes, et des
remarques méprisantes que crachait à chaque fois le public, l’équipe américaine
s’entraînait assidûment, espérant tout le temps que leurs efforts donneraient
quelque chose de crédible contre la tant redoutée Irish Rifle Team. Ainsi, le
scénario était bouclé pour l’un des plus grand évènements en matière de tir
dans l’histoire du monde ! Pourtant, il s’agissait là de quelque chose de
plus qu’une simple compétition mondiale en matière de standards de qualité,
parce que les bases de la compétition étaient connues de tous, que ce soient
des tireurs ou du public. D’un côté, nous avions une équipe inconnue de tireurs
américains, rassemblée par les simples liens du tir sportif, dont aucun des
membres n’avait la moindre expérience en matière de tir à longue distance au niveau
international. De l’autre, nous avions la célèbre Irish rifle Team, fraîchement
émoulue d’une magnifique victoire. En plus de cela, il y avait beaucoup à dire
sur les armes utilisées par chacune des équipes. Les Irlandais étaient équipés
des carabines Rigby à chargement par la bouche qui avaient fait leurs preuves,
et les Américains avec des Sharps et Remington à chargement par la culasse,
d’une qualité nouvelle qui restait à prouver, tout comme d’ailleurs les tireurs
eux-même. « C’est pourquoi ce match fut une compétition opposant , pas
seulement des Américains à des Irlandais, mais la carabine à chargement par la
culasse contre les armes de tir à longue distance se chargeant par la
bouche » dira Ned ROBERTS plus tard. Creedmoor serait le test suprême
pour les meilleurs tireurs Américains utilisant des armes américaines se
chargeant par la culasse. Perdre cette compétition reviendrait à exposer une
défaite aux yeux de meilleurs tireurs venant d’un pays étranger et utilisant du
matériel censé être meilleur. De toutes les manières que l’on regardât la
chose, c’était la réputation de l’Amérique toute entière qui était en
jeu ! Attisés par certains articles du New York Herald, les
passions s’exacerbaient. Au fur et à mesure que la date de la compétition
s’approchait, l’émotion gagnait la confrérie des tireurs, à la fois de ce
côté-ci et à la fois de l’autre côté de l’Atlantique. Les tireurs américains,
qui admettaient ne pas être trop sûrs de leurs armes à chargement par la
culasse, prirent peu à peu confiance en leurs capacités à longue distance et en
arrivèrent à respecter le potentiel de précision de leurs Sharps et Remingtons.
Les Américains continuaient à s’entraîner, en essayant du même coup de trouver
les charges adéquates pour leurs carabines. Les jours passaient et les tireurs
envoyaient d’innombrables coups, en recueillant un vaste catalogue de données,
tout en accumulant plus d’expérience sur les réglages du vent et la gestion du
mirage, et gagnant confiance en leur capacités à remporter le match. Ainsi,
chacun des membres de l’équipe devint, avec sa carabine, un adversaire sérieux
de plus sur lequel il faudrait compter dans l’horizon de la compétition
mondiale du tir.
Les cibles utilisées dans ce premier match
international de tir à la carabine, furent appelées « Cibles
Creedmoor ». Il s’agissait des cibles standard adoptées par la National
Rifle Association en 1871 pour le tir à 800, 900 et 1000 yards. De forme
rectangulaire, les cibles mesuraient six pieds de haut et douze pieds de long. La
« mouche », de couleur noire, se composait d’un carré de trois pieds
inscrit dans un carré rayé horizontalement qui mesurait six pieds sur six. Un
coup dans la « mouche » comptait quatre points. Un impact dans ce
carré rayé de six pieds, dit « centre », comptait trois points. Le
« centre » était inscrit dans la partie « extérieure » de
la cible « Creedmoor ». La partie « extérieure » s’étendait
de deux pieds à gauche et deux pieds à droite du « centre ». De
chaque côté du « centre », la partie « extérieure » mesurait
donc deux pieds de large et six pieds de haut. Un impact dans la partie
« extérieure » comptait deux points. On peut donc se rendre compte
que le score le plus haut possible avec 15 coups serait de 60 points. On notera
que, même si les cibles utilisées lors de ce premier match à Creedmoor en
Amérique étaient d’origine N.R.A., la plupart des clubs étrangers, y compris
les Anglais et les Irlandais, utilisaient des cibles identiques avec des
mouches carrées.
Quand le soleil commença à se lever dans le ciel
rouge de ce matin du 26 Septembre 1874, la foule de supporters passionnés et
d’amateurs se massait déjà du côté de Creedmoor. Pas moins de huit mille
intéressés remontaient le petit chemin poussiéreux pour assister à cet
événement international dont il avait tant été question partout. Depuis des
mois, les journaux avaient stimulé les enthousiasmes presque chaque jour, et à
présent des télégraphistes se tenaient prêts à envoyer les résultats à travers
le reste du pays. En ce Samedi historique, le temps était clair et assez chaud.
Il y avait peu de nuages dans le ciel. Le vent, si peu qu’il y en eût,
soufflait de face avec un léger travers vers la droite. Pour l’équipe
américaine, ces conditions climatiques étaient idéales. L’absence de vent
voulait dire qu’ils n’auraient pas à lutter avec ces désagréables organes de
visée, pour lesquels ils manquaient tant d’expérience à ces longues distances.
Par contre, la chaleur et l’humidité provoqueraient très certainement de gros
effets de mirage à Creedmoor. Pendant les séances d’entraînement de la semaine
précédente, les membres de l’Irish Rifle Team avaient été considérablement
gênés par ces effets de mirage. Les tireurs américains, cependant, ne
craignaient pas ce phénomène compliqué, car leur expérience à Creedmoor était
largement suffisante pour surmonter les conditions trompeuses de mirage qui
étaient tant présentes ce jour-là. Les tireurs commencèrent à arriver en même
temps que la foule de spectateurs grossissait et se massait derrière les
gardes-fou en corde de Creedmoor. Les Américains, vêtus de leur costume
d’affaires et chapeau melon, faisaient un contraste vif avec les costumes chics
des compétiteurs Irlandais, lesquels se pavanaient dans leurs beaux habits de
tweed et chapeau de chasse à la mode ou casque colonial. Toute l’atmosphère à
Creedmoor n’était qu’élégance à la mode et mélange d’enthousiasme contenu avec
une aura de régal exubérant. Le match était suivi par la noblesse, et c’était
un événement social intéressant le monde entier. C’était, à tous points de vue,
un jour vraiment magnifique.
Les Etats Unis avaient choisi les cibles numéros
19 et 20. Les cibles numéros 16 et 17 avaient été attribuées à l’équipe
irlandaise. La 18 avait été laissée vide et, d’un commun accord, posée au sol
pour éviter les erreurs de tir croisé dans la mauvaise cible. Les postes de tir
19 et 20 étaient considérés comme les plus avantageux. L’équipe irlandaise
avait utilisé ces postes lors des tirs d’entraînement, mais elle avait perdu au
tirage au sort et, ce jour de la compétition, devrait donc renoncer à son
choix. Au moment prévu, les équipes se mirent à leurs places respectives sur le
pas de tir. Chacune des équipes fit tous les efforts pour que l’autre tirât en
premier, et obtenir ainsi les informations sur le vent par le premier coup de
l’adversaire. Assurément, il y avait là aussi un peu de compétition mentale, où
chaque tireur essayait d’influencer psychologiquement son adversaire. Les
tireurs de chaque équipe se mirent à faire mécaniquement de petits gestes
simples, comme passer des bouts de chiffon propres dans le canon de leur arme.
La foule de spectateurs qui s’était massée s’impatientait en attendant le
premier coup. Enfin, le Capitaine P. WLAKER de l’équipe irlandaise se pencha et
se mit en position classique, couché sur le ventre, au poste de tir numéro 16.
Avec l’aplomb de la dignité et l’assignation du devoir, il envoya le premier
coup de la compétition à 800 yards, vers les cibles floues dans le lointain.
Comme il n’y eut pas de fanion en réponse au coup, les spectateurs en faveur
des Irlandais exprimèrent leur regret vocalement, alors que les partisans des
Américains applaudirent le coup manqué. Le Colonel WINGATE, capitaine de
l’équipe américaine, invita immédiatement la foule à faire preuve de bon goût
et à rester silencieuse pendant que les autres tireurs continueraient. A côté
du Capitaine WALKER, le Dr. J.B. HAMILTON, faisant également partie de l’équipe
irlandaise, venait de tirer son premier coup, et le disque blanc fut levé
depuis les buttes au bon moment pour indiquer une « mouche ». Là, les
partisans de la grande Irlande exprimèrent leur joie en applaudissant fort et
pendant longtemps. Cette fois, le Major LEACH, capitaine de l’équipe
irlandaise, demanda au public de ne pas exprimer leurs sentiments pour ne pas
déranger les tireurs de l’équipe adverse. Les tireurs irlandais devaient se
relever après chaque coup, pour recharger leurs carabines Rigby à chargement
par la bouche. Lorsque le Capitaine WALKER se releva après son premier coup,
qui était un loupé, il eut quelques mots de regrets et de dégoût pour son
vénérable co-équipier Mr. RIGBY. Après avoir rechargé, il se remit en position
couché sur le ventre et obtint tout de suite un « centre ». Une fois
sa hausse correctement réglée, il suivit avec une « mouche » à son
troisième coup. Malheureusement, son sixième coup fut à nouveau un loupé. A la
fin de sa série de quinze coups, son score totalisait un pauvre 46. Les deux
coups hors-cible du capitaine Irlandais étaient probablement dus à l’effet de mirage
trompeur du stand de Creedmoor.
Les Américains, rappelez-vous, avaient justement
espéré que ce problème handicaperait l’équipe irlandaise, et ils comptaient
dessus pour profiter de la malchance des Irlandais. Entre-temps, du côté du pas
de tir américain, le Lieutenant Henry FULTON se préparait à refaire les
excellents scores qu’il avait obtenus auparavant à l’entraînement. On vit
beaucoup des membres de l’équipe irlandaise qui attendait, regarder en
direction du Lt. FULTON après qu’il eût tiré son premier coup. Ils voulaient
savoir si le tir de FULTON était aussi précis aujourd’hui qu’il l’avait été à
l’entraînement. Et il l’était ! En effet, cinq de ses six premiers coups
furent des « mouches » ! C’était parti pour un sacré match
!
Henry FULTON fut de ces tireurs qui tiraient
depuis une position sur le dos. C’est-à-dire qu’il était couché sur le dos,
croisait ses jambes, et se penchait juste un peu sur le côté droit. Puis,
plaçant la crosse de son arme au-dessus de son épaule droite, il faisait
reposer le canon de la carabine dans le « V » formé par les jambes
croisées. Sa main gauche passait derrière sa nuque, et sa paume tenait la
plaque de couche en maintenant la crosse contre sa joue. Cela semble
étrange ? Ca l’était ! Cependant, la position où le tireur était
couché sur le ventre variait beaucoup. Certains compétiteurs se couchaient sur
le dos ou sur le côté, et tenaient leur canon avec leurs pieds ou leurs jambes,
quand d’autres utilisaient une position où le visage penchait vers le bas. La
majorité tirait couché sur le ventre dans une version traditionnelle…essayant
toujours de chercher une position plus stable et un contrôle plus ferme de
l’arme.
A de telles distances, la moindre déviation
pouvait signifier un coup totalement hors-cible. En plus de son étrange
position à tirer couché, le Lt. FULTON était le seul membre de l’équipe de
tireurs Américains à charger son arme, qui se chargeait normalement par la
culasse, par la bouche ! Avec sa carabine Remington, le Lt. FUTON choisit
de charger son arme avec une balle calepinée qu’il descendait par la bouche.
Après l’avoir mise en place avec une baguette jusqu’à la base de la chambre, il
introduisait une douille métallique déjà chargée de poudre par la chambre de la
manière conventionnelle.
Malgré sa position de contorsionniste et sa
manière antithétique de charger son arme, par la bouche au lieu de par la
culasse, le Lt. FULTON fur le meilleur tireur à 800 yards avec un score de 58
points sur 60 possibles. Ce score égala celui du meilleur tireur Irlandais.
Ainsi, après que le Lt. FULTON eût fini de tirer, il régnait une atmosphère
d’optimisme du côté américain des spectateurs. Après tout, peut-être que les
Américains pouvaient quand-même vaincre l’équipe irlandaise ? Ou alors,
est-ce que ce n’était pas là simplement un coup de chance pour Henry
FULTON ?
L’un après l’autre, les grands tireurs d’Irlande
et d’Amérique s’avançaient sur le pas de tir pour représenter leur pays, tout
en cherchant à se faire remarquer sur le stand de tir de Creedmoor. L’équipe
irlandaise finit de tirer la première. On peut attribuer ceci au fait que les
américains devaient nettoyer leur canon après chaque coup pour s’assurer de la
précision du prochain. Les tireurs irlandais ne le firent pas. A la fin des
séries à 800 yards, les scores étaient les suivants :
EQUIPE
IRLANDAISE : EQUIPE
AMERICAINE :
John RIGBY : 52 Lt.
Henry FULTON : 58
EdmundJOHNSON :
50 Gen.
T.S. DAKIN : 53
Dr. J.B. HAMILTON
: 58 G.W.
YALE : 55
J.K. MILNER : 57 Lewis
L. HEPBURN : 53
Capitaine P.
WALKER : 46 Col.
John BODINE : 54
James WILSON : 54 Col.
H.A. GILDERSLEEVE : 53
TOTAL : 317 TOTAL : 326
De manière surprenante, l’équipe américaine
sortait de la compétition de tir à 800 yards avec une avance. Et pendant que
les spectateurs étaient quelque peu ébahis et qu’ils faisaient preuve d’un
enthousiasme considérable, les membres de l’équipe eux-mêmes semblaient
nonchalants. On attendait des américains un score honorable à 800 yards,
quelque chose qui représenterait le genre de résultat auquel ils étaient
habitués. Le vrai défi, ils le savaient, serait à 900 et à 1000 yards, où
l’équipe irlandaise bénéficiait d’une expérience considérable dont, bien
entendu, l’équipe américaine manquait le plus.
Comme les spectateurs se ravivaient à relire le
classement sur le tableau d’affichage et pesaient les chances de leur équipe
favorite, les membres de l’équipe se retirèrent pour un déjeuner préparé pour
eux dans une tente juste à côté. L’équipe irlandaise offrit à l’Amateur Rifle
Club de New York City une splendide coupe en argent comme présent d’amitié.
Suivirent les traditionnels discours de remerciements et les plaisanteries
toujours liées au tir international, après quoi les carabiniers revinrent sur
le pas de tir de Creedmoor pour continuer la compétition. A 900 yards, les
Irlandais se rattrapèrent de leurs mauvais tirs précédents. John RIGBY fit un
excellent score de 56 et devint le meilleur tireur Irlandais à 900 yards. Sa
prestation fut une sorte de surprise, car bien que son habileté au tir était
connue de tous et régulière constamment, il fut rarement le meilleur tireur de
l’équipe. Peut-être que l’importance de cet événement international motivait
ses capacités, ou peut-être était-ce juste son jour de chance. N’importe
comment, les Irlandais étaient contents de son tir et saluèrent sa grande
contribution au score final.
Pourtant, l’Irish rifle Team eut une mésaventure
dans les séries à 900 yards. Il semble que la position de tir de Mr. MILNER
était couché directement sur le dos pour que le canon de sa carabine repose
entre ses pieds, avec le dioptre à vernier placé à l’arrière près de la plaque
de couche pour lui permettre de viser correctement. De toute évidence, dans
cette position, son champ de vision était limité à la très petite zone du
« V » formé par ses pieds. Quand MILNER se mit en position pour son
premier coup, il engagea la mauvaise cible et fit une « mouche », qui
compta pour zéro ! Cette erreur affecta sérieusement le score combiné de
l’équipe irlandaise.
Pour l’équipe américaine, Henry FULTON prouva
une nouvelle fois que sa constance dans les hauts scores à l’entraînement
n’était pas un fait du hasard, puisqu’il sortit comme le meilleur tireur en
obtenant 57 points aux 900 yards. Selon tous les standards, FULTON fit preuve
d’excellentes qualités de tireur. Il est très possible que ses douze
« mouches » et trois « centres » à 900 yards apportèrent de
la crédibilité à sa position acrobatique où le torse était plié, sans parler de
la preuve que la pratique de charger par l’avant son arme à culasse était
également crédible.
Le total des scores après la fin des tirs à 900
yards laissa aux supporters des deux équipes suffisamment de quoi être
optimistes. Toutefois, les tireurs Irlandais, même avec l’erreur de MILNER qui
s’était trompé de cible, devançaient le score des Américains et, après le tir à
900 yards, les scores étaient les suivants :
EQUIPE
IRLANDAISE : EQUIPE
AMERICAINE :
800 900 800
900
yards yards yards yards
John RIGBY : 52 56 Lt.
Henry FULTON : 58 57
EdmundJOHNSON :
50 49 Gen.
T.S. DAKIN : 53 45
Dr. J.B. HAMILTON
: 58 52 G.W.
YALE : 55 56
J.K. MILNER : 57 49 Lewis
L. HEPBURN : 53 50
Capitaine P.
WALKER : 46 55 Col.
John BODINE : 54 51
James WILSON : 54 51 Col.
H.A. GILDERSLEEVE : 53 51
TOTAL : 317 312 TOTAL
: 326 310
COMBINE : 629 COMBINE : 636
On voit tout de suite que, jusque là, les scores
étaient tels que n’importe laquelle des deux équipes pouvait tirer avantage de
toute erreur susceptible d’être commis par l’autre à 1000 yards, et gagner la
compétition. L’équipe irlandaise était sûre que, si elle tirait ses scores
habituels ce jour-là, elle pouvait encore gagner la compétition, parce que ses
tireurs étaient supérieurs à 1000 yards. De son côté, l’équipe américaine était
en avance de sept points, et si elle pouvait éviter de faire de grosses erreurs
et tirer le mieux possible, elle pouvait rester en tête et gagner la
compétition.
Alors que les compétiteurs se rendaient au pas
de tir à 1000 yards pour finir le match, chaque tireur savait qu’il devait
faire l’effort suprême et tirer de sa carabine la précision absolue qu’elle
était capable de donner. Avec cette pensée en tête, les Irlandais ne perdirent
pas de temps et se mirent en place au pas de tir. Le ciel dégagé du milieu de
journée avait fait place aux couleurs grises du soir, et il n’y avait plus de
mirages trompeurs pour se battre avec. Ils tiraient sous une lumière qui leur
était bien familière. Comme le dernier tireur Irlandais rassemblait ses
affaires et se préparait à quitter le pas de tir, on pouvait voir les
spectateurs griffonner sur des bouts de papier les totaux atteints par les
équipes. La grande équipe des tireurs Irlandais avait fait 302 points aux 1000
yards. Leur score total de match était de 931. C’était un score
incroyable ! Vraiment superbe !
Mais l’équipe américaine était encore en train
de tirer. Le Lieutenant FULTON venait juste de tirer son dernier coup, et un
rapide coup d’œil indiquait qu’il avait fait un score de 56. Ceci s’avéra le
meilleur score de tous les tireurs de cette équipe à 1000 yards. Pendant ce
temps, le co-équipier de FULTON, le Colonel John BODINE, tirait ses derniers
coups de match. Plus tard, l’histoire relata que ce sont ces coups-là qui
déterminèrent le résultat final du championnat du monde de Creedmoor de 1874.
Jusque là, le score de l’équipe américaine
totalisait 930. Il restait un coup à tirer pour le Colonel BODINE. Si par
erreur le dernier coup était manqué, les vainqueurs de Creedmoor serait, bien
entendu, les Irlandais. L’issue du match était dans le dernier coup de BODINE.
Il est certain que l’action intense qui se déroulait là, faisait peser une
responsabilité énorme sur les épaules du colonel John BODINE. Le Colonel,
quoique bien expérimenté en matière de tir, était un homme approchant la
soixantaine. Il tirait cette compétition avec un fusil Remington « Rolling
block » et, comme toujours, portait des épaisses lunettes. Comme le
voulait le destin, le Colonel BODINE avait, à peine quelques instants
auparavant, demandé une boisson sucrée pour apaiser sa soif. Malheureusement,
la bouteille de boisson se cassa et il se fit une coupure à la main. Après
avoir arrêté le sang, il se coucha sur le ventre et aligna ses organes de visée
sur la cible à la « mouche » de 36 pouces qui se tenait devant
lui, là-bas, à 1000 yards.
Le silence enveloppait le stand de Creedmoor alors
que le tireur vieillissant inscrivait la « mouche » dans la lumière
du dioptre sur son Remington. Sentant le calme de la foule, ou peut-être
ressentant la tension qui était orientée sur lui à cause de l’importance de ce
dernier coup, le Colonel visa, reprit son souffle, puis visa de nouveau. Après
ce qui sembla une éternité, le dernier coup de match était tiré et, presque
immédiatement, la foule de spectateurs cria d’un seul cœur « Ca y
est ! », en même temps que le petit disque blanc sortait de la
fosse et indiquait une « mouche ». Simultanément, un grondement
d’acclamations pour les vainqueurs s’éleva d’une telle férocité, que
l’allégresse individuelle de chaque tireur s’en retrouva noyée et dépassée par
l’enthousiasme et la frénésie de la foule. Le Colonel John BODINE fut présenté
par les spectateurs zélés comme le héros du moment, à cause de son dernier coup
qui avait semblé être dans l’esprit de tous la limite de la victoire.
EQUIPE
IRLANDAISE : EQUIPE
AMERICAINE :
800
900 1000 800 900 1000
yards yards yards yards yards yards
John RIGBY : 52 56 55 Lt.
Henry FULTON : 58 57 56
EdmundJOHNSON :
50 49 51 Gen.
T.S. DAKIN : 53 45 41
Dr. J.B. HAMILTON
: 58 52 50 G.W.
YALE : 55 56 51
J.K. MILNER :
57 49 48 Lewis
L. HEPBURN : 53 50 46
Capitaine P.
WALKER : 46 55 43 Col. John BODINE :
54 51 53
James WILSON :
54 51 55 Col.
H.A. GILDERSLEEVE : 53 51 51
TOTAL : 317 312 302 TOTAL : 326 310 298
COMBINE : 931 COMBINE : 934
Le New York Herald du Lundi 28 Septembre
1874 raconte l’histoire de ce premier match international de tir à la carabine
comme suit : « Le grand match de tir. L’Irlande et l’Amérique se
sont battus chacun pour être le champion. La victoire de l’Amérique. Des scores
magnifiques aux distances du demi-mille. Une moisson d’honneurs, même dans la
défaite. La bataille des carabines - le chargement par la culasse contre le
chargement par la bouche. Les schémas indiquant la position de chaque impact
ayant touché la cible…Ceux qui étaient à Creedmoor ce Samedi pour suivre le grand combat d’adresse entre les
célèbres tireurs Irlandais qui avaient emporté l’Elcho Shield devant les
meilleurs coups d’Angleterre et d’Ecosse, et les représentants relativement
inconnus du tir Américain, ne sont pas prêts d’oublier une rencontre qui est
appelée à rester un repère dans l’histoire du tir. Lorsque le défi a été
relevé, on ne croyait pas possible que l’Amérique pût fournir une équipe de
tireurs à longue distance aux armes d’épaule, capable de se mesurer avec
succès aux vainqueurs de Wimbledon. Et
il faut avouer que, dans cette rencontre très serrée, nous devons notre succès
autant à la chance qu’à l’adresse. L’erreur de l’équipe irlandaise d’avoir fait
une « mouche » dans la mauvaise cible, donna la victoire à
l’Amérique. Sans ce coup du sort, nos courageux visiteurs seraient revenus chez
eux avec leur gloire – ébranlée, certes, mais toujours là.
Dans l’état des choses, ils ont la consolation
de savoir que les points obtenus par leur équipe dépassent d’un seul ceux de
leurs adversaires. Mais l’élimination du mauvais coup de Mr. MILNER les prive
de quatre points, et donne ainsi l’avantage de trois points à l’Amérique. Avec
un tel score, la défaite perd toue sa force et les tireurs malheureux peuvent
se consoler d’avoir mérité la victoire, même s’ils n’y sont pas arrivés. Le
score réalisé Samedi n’a jamais été égalé dans n’importe quelle compétition à
longue distance, et même les Irlandais ont surpassé tous les efforts qu’ils
avaient faits précédemment. Ceci rend la victoire des Américains encore plus
honorable, alors que c’est un exploit dont l’équipe perdante peut être
fière. »
Le premier match de Creedmoor a prouvé que les
Américains pouvaient se mesurer en tir à longue distance avec les meilleurs du
monde – et il prouva également quelque chose d’autre. Ce fut la preuve que les
armes à chargement par la culasse pouvaient tirer tout aussi juste et aussi
précisément que celles qui se chargeaient par la bouche. La compétition de
Creedmoor, avec son incroyable victoire internationale, donna à l’Amérique la
crédibilité dont elle avait besoin dans l’arène de la compétition du tir
sportif. En effet, les Etats Unis resteraient pour beaucoup, beaucoup d’années,
un facteur avec qui il faudrait compter.